Tous les autres estiment que j’aurais dû faire exécuter Kwaan pour m’avoir trahi. À dire vrai, je l’aurais sans doute déjà tué si je savais où il était parti. Mais je n’en ai pas été capable sur le moment.
Cet homme était devenu comme un père pour moi. Aujourd’hui encore, j’ignore pourquoi il a soudain décidé que je n’étais pas le Héros. Pourquoi s’est-il retourné contre moi, en me dénonçant à l’intégralité du Conclave de l’Avènement ?
Préférerait-il voir gagner l’Insondable ? Même si je ne suis pas la bonne personne – comme Kwaan l’affirme à présent – je ne vois pas comment ma présence au Puits de l’Ascension pourrait être pire que ce qui se produira si l’Insondable continue à détruire le pays.
29
C’est presque fini, lut Vin.
Nous apercevons la grotte depuis notre camp. Il nous faudra encore quelques heures de marche pour l’atteindre, mais je sais que c’est le bon endroit. Je sens sa présence, là-dedans… Je la sens palpiter dans mon esprit…
Il fait si froid. Je jure que les pierres elles-mêmes sont faites de glace, et que la neige est assez profonde par endroits pour nous obliger à creuser afin de nous y frayer un chemin. Le vent souffle en permanence. J’ai peur pour Fedik – il n’est plus tout à fait le même depuis que la créature faite de brume l’a attaqué, et je redoute qu’il ne bascule dans le vide ou ne glisse dans l’une des nombreuses crevasses du sol gelé.
Les Terrisiens, en revanche, sont stupéfiants. C’est une chance que nous les ayons emmenés, car aucun porteur ordinaire n’aurait survécu au voyage. Les Terrisiens ne semblent guère dérangés par le froid – il y a dans leur étrange métabolisme quelque chose qui leur confère une capacité surnaturelle à résister aux éléments. Peut-être ont-ils « emmagasiné » leur chaleur corporelle pour s’en servir plus tard ?
Toutefois, ils refusent de parler de leurs pouvoirs – et je suis persuadé que Rashek en est la cause. Les autres porteurs le considèrent comme leur chef, bien que je ne croie pas qu’il ait sur eux un pouvoir absolu. Avant d’être poignardé, Fedik redoutait que les Terrisiens ne nous abandonnent ici, au cœur de la glace. Mais je ne crois pas que ça se produira. Ce sont les prophéties terrisiennes qui m’ont conduit ici – ces hommes ne vont pas désobéir à leur propre religion simplement parce que l’un des leurs m’a pris en grippe.
J’ai fini par affronter Rashek. Il ne voulait rien me dire, bien entendu, mais je l’y ai obligé. Une fois lancé, il a longuement parlé de sa haine de Khlennium et de mon peuple. Il croit que nous avons transformé les siens en guère plus que des esclaves. Il estime que les Terrisiens méritent beaucoup mieux – il répète constamment que son peuple devrait être « dominant » compte tenu de ses pouvoirs surnaturels.
Je redoute ses paroles, car j’y perçois un fond de vérité. Hier, l’un des porteurs a soulevé un énorme rocher, puis l’a lancé hors de notre chemin, presque avec aisance. Je n’avais jamais, de toute ma vie, assisté à une telle démonstration de puissance.
Ces Terrisiens pourraient se révéler extrêmement dangereux, je crois. Peut-être les avons-nous traités injustement. Toutefois, il faut se méfier des hommes comme Rashek il a la certitude irrationnelle que tous les gens extérieurs à Terris l’ont opprimé. C’est un homme bien jeune pour nourrir une telle colère.
Il fait si froid. Quand tout ceci aura pris fin, je crois que j’aimerais vivre dans un lieu où il fait chaud toute l’année. Braches nous a parlé d’endroits comme ceux-là, d’îles du sud où de grandes montagnes crachent du feu.
Que se passera-t-il, quand tout ceci aura pris fin ? Je redeviendrai un homme ordinaire. Un homme sans importance. Une agréable perspective – plus désirable, même, qu’un soleil chaud et un ciel sans vents. Je suis las d’être le Héros des Siècles, las d’entrer dans les villes pour y rencontrer soit l’hostilité, soit une adoration sans bornes. Je suis las d’être aimé et haï pour ce qu’une poignée de vieillards affirme que je finirai par accomplir.
Je veux être oublié. L’obscurité. Oui, ce serait agréable.
Si des hommes lisent ces mots, qu’ils sachent quel lourd fardeau est le pouvoir. Ne cherchez pas à vous retrouver entravé par ses chaînes. Les prophéties terrisiennes affirment que j’aurai le pouvoir de sauver le monde. Mais elles laissent aussi sous-entendre que j’aurai celui de le détruire.
J’aurai la capacité d’accomplir tout ce que désirera mon cœur. « Il endossera une autorité que ne devrait détenir aucun mortel. » Mais les philosophes m’ont prévenu que si je tentais d’employer ce pouvoir dans mon propre intérêt, mon égoïsme le souillerait.
Est-ce là un fardeau que devrait porter un homme, quel qu’il soit ? Est-ce là une tentation à laquelle un homme peut résister ? Je me sens fort à l’heure actuelle, mais est-ce que ce sera encore le cas quand j’aurai ce pouvoir entre les mains ? Je sauverai le monde, très certainement – mais est-ce que je tenterai de m’en emparer par la même occasion ?
Telles sont mes peurs à l’heure où je rédige ces lignes à l’aide d’un stylo couvert de givre avant la renaissance du monde. Rashek m’observe. Me déteste. La caverne se trouve au-dessus de nous. Elle palpite. Mes doigts frissonnent. Et pas de froid.
Demain, tout prendra fin.
Vin tourna impatiemment la page. Mais la dernière page du livret était vide. Elle la retourna pour relire les dernières lignes. Où était donc l’entrée suivante ?
Sazed n’avait sans doute pas terminé la dernière partie. Elle se leva et s’étira en soupirant. Elle avait fini l’intégralité de la dernière partie du journal en une seule fois, un exploit qui la surprenait elle-même. Les jardins du Manoir Renoux s’étendaient devant elle, avec ses allées cultivées, ses arbres aux longues branches et le cours d’eau tranquille qui lui fournissaient son coin préféré pour lire. Le soleil était bas dans le ciel et il commençait à faire un peu froid.
Elle remonta le chemin en direction du manoir. Malgré la froideur du soir, elle avait le plus grand mal à imaginer un endroit comme celui que décrivait le Seigneur Maître. Elle avait déjà vu de la neige sur des sommets lointains, mais elle en avait rarement vu tomber – et même alors, il s’agissait généralement de neige fondue. Voir autant de neige jour après jour, courir le risque de la voir tomber sur vous sous forme de grandes avalanches écrasantes…
Une partie d’elle rêvait de visiter ces endroits, malgré le danger. Bien que le journal ne décrive pas l’intégralité du voyage du Seigneur Maître, certaines des splendeurs qu’il dépeignait – les champs de glace au nord, le grand lac noir et les chutes d’eau terrisiennes – paraissaient stupéfiantes.
Si seulement il les avait décrites un peu plus en détail ! se dit-elle, contrariée. Le Seigneur Maître passait beaucoup trop de temps à s’inquiéter. Cela dit, elle devait s’avouer qu’elle commençait à éprouver une étrange sorte de… familiarité avec lui à travers ses mots. Elle avait du mal à associer la personne qu’elle se représentait mentalement avec la sombre créature qui avait causé tant de morts. Que s’était-il produit au Puits de l’Ascension ? Qu’est-ce qui avait bien pu le transformer aussi radicalement ? Il fallait qu’elle le découvre.
Elle atteignit le manoir et partit à la recherche de Sazed. Elle s’était remise à porter des robes – c’était curieux d’être vue en pantalon par d’autres personnes que les membres de la bande. Elle sourit à l’intendant de lord Renoux qu’elle croisa, tandis qu’elle montait impatiemment l’escalier de l’entrée principale pour rejoindre la bibliothèque.
Sazed ne s’y trouvait pas. Son petit bureau était désert, la lampe éteinte, l’encrier vide. Vin fronça les sourcils, contrariée.
Où qu’il puisse bien être, il ferait mieux de travailler à sa traduction !
Elle descendit l’escalier, demanda où se trouvait Sazed, et une servante lui désigna la cuisine principale. Vin fronça les sourcils en remontant le couloir de derrière. Parti se chercher un en-cas, peut-être ?
Elle le trouva parmi un petit groupe de serviteurs, en train de désigner une liste sur la table tout en parlant à voix basse. Il ne remarqua pas Vin lorsqu’elle entra.
— Sazed ? l’interrompit-elle.
Il se retourna.
— Oui, Maîtresse Valette ? demanda-t-il en s’inclinant légèrement.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je supervise les réserves de nourriture de lord Renoux, Maîtresse. Bien qu’on m’ait chargé de vous assister, je demeure son intendant et j’ai des tâches à accomplir quand je ne suis pas occupé par ailleurs.
— Est-ce que vous allez bientôt reprendre la traduction ?
Sazed pencha la tête.
— La traduction, Maîtresse ? Elle est terminée.
— Alors où est la dernière partie ?
— Je vous l’ai donnée, répondit Sazed.
— Non, répondit-elle. La dernière partie se termine la veille de leur entrée dans la grotte.
— C’est bien la fin, Maîtresse. Le journal n’allait pas plus loin.
— Quoi ? dit-elle. Mais…
Sazed jeta un coup d’œil aux autres serviteurs.
— Je crois que nous ferions mieux de parler de ces choses-là en privé, dit-il.
Il leur donna de nouvelles instructions, désignant toujours la liste, puis fit signe à Vin de le suivre tandis qu’il sortait par la porte de derrière de la cuisine pour pénétrer dans les jardins latéraux.
Vin resta un moment interdite, puis se précipita à ses côtés.
— Ça ne peut pas se terminer comme ça, Sazed. On ne sait pas ce qui s’est passé !
— On peut le présumer, je crois, répondit-il en remontant un sentier.
Les jardins de l’est n’étaient pas aussi somptueux que ceux que fréquentait Vin, et se composaient d’une herbe lisse et brune et d’arbustes occasionnels.
— Présumer quoi ? demanda Vin.
— Eh bien, le Seigneur Maître a dû faire ce qui était nécessaire pour sauver le monde, car nous sommes toujours là.
— Sans doute, répondit Vin. Mais ensuite il a pris le pouvoir pour lui-même. Ça a dû se passer comme ça – il n’a pas pu résister à la tentation d’utiliser le pouvoir à des fins égoïstes. Mais pourquoi est-ce qu’il n’y a pas d’autres entrées ? Pourquoi est-ce qu’il n’en dit pas plus sur ce qu’il a accompli ?
— Peut-être que le pouvoir l’a transformé trop en profondeur, suggéra Sazed. Ou peut-être tout simplement qu’il n’éprouvait plus le besoin de tout rapporter par écrit. Il avait atteint son but et il était devenu immortel en parallèle. Tenir un journal pour la postérité devient quelque peu superflu quand on va vivre éternellement, je crois.
— C’est seulement que… (Vin serra les dents de frustration.) C’est vraiment une fin décevante pour une histoire, Sazed.
Il sourit, amusé.
— Soyez prudente, Maîtresse : si vous prenez trop goût à la lecture, vous risquez de vous transformer en érudite.
Vin secoua la tête.
— Pas si tous les livres que je lis se terminent comme celui-là !
— Si ça peut vous rassurer, répondit Sazed, vous n’êtes pas la seule que le contenu du journal ait déçue. Il ne renfermait pas grand-chose que Maître Kelsier puisse utiliser – absolument rien au sujet du Onzième Métal. Je me sens légèrement coupable, dans le sens où c’est moi qui ai le plus profité de ce livre.
— Mais il ne parle pas beaucoup de la religion terrisienne non plus.
— En effet, acquiesça Sazed. Mais en toute franchise, et à mon grand regret, ce « pas beaucoup » représente toujours plus que ce que nous savions auparavant. Je m’inquiète seulement de ne pas avoir l’occasion de transmettre cette information. J’ai envoyé un exemplaire de la traduction du journal à un endroit où mes frères et sœurs gardiens sauront la retrouver – ce serait dommage que ce nouveau savoir meure avec moi.
— Ce ne sera pas le cas, répondit Vin.
— Ah non ? Milady est-elle soudain devenue optimiste ?
— Mon Terrisien est-il soudain devenu insolent ? rétorqua Vin.
— Il l’a toujours été, je crois, dit Sazed avec un petit sourire. C’est l’un des facteurs qui ont fait de lui un piètre intendant – du moins, aux yeux de la plupart de ses maîtres.
— Alors ils devaient être idiots, dit Vin en toute franchise.
— J’étais enclin à penser de même, Maîtresse, répliqua Sazed. Nous ferions mieux de regagner le manoir – il ne faudrait pas que l’on nous voie dans les jardins à la tombée des brumes.
— Je ne vais plus tarder à ressortir.
— Beaucoup de serviteurs de la propriété ignorent que vous êtes une Fille-des-brumes, Maîtresse, dit Sazed. Ce serait judicieux de garder le secret, je crois.
— Je sais, répondit Vin en se retournant. Alors rentrons.
— Un plan judicieux.
Ils marchèrent quelques instants, profitant de la beauté subtile du jardin est. Les herbes étaient soigneusement taillées et avaient été plantées en gradins, rehaussées par une poignée d’arbustes. Le jardin sud était bien plus spectaculaire avec son cours d’eau, ses arbres et ses plantes exotiques. Mais le jardin est possédait sa propre tranquillité – la sérénité liée à la simplicité.
— Sazed ? dit Vin tout bas.
— Oui, Maîtresse ?
— Tout va changer, n’est-ce pas ?
— Que voulez-vous dire, précisément ?
— Tout, répondit Vin. Même si nous ne mourons pas tous dans l’année, les membres de la bande partiront travailler à d’autres projets. Ham rejoindra sans doute sa famille, Dox et Kelsier vont prévoir une nouvelle équipée, Clampin va louer sa boutique à une autre bande… Même ces jardins auxquels on a consacré tellement d’argent – ils appartiendront à quelqu’un d’autre.
Sazed hocha la tête.
— C’est assez probable. Mais si tout se passe bien, peut-être que la rébellion skaa dirigera Luthadel l’an prochain à la même époque.
— Peut-être, répondit Vin. Mais malgré tout… les choses vont changer.
— C’est la nature même de la vie, Maîtresse, répondit Sazed. Le monde doit changer.
— Je sais, répondit Vin en soupirant. Simplement, j’aimerais bien… Enfin, ma vie actuelle me plaît vraiment, Sazed. J’aime passer du temps avec la bande et m’entraîner avec Kelsier. J’adore aller aux bals avec Elend, j’adore marcher dans ces jardins avec vous. Je ne veux pas que les choses changent. Je ne veux pas que ma vie redevienne ce qu’elle était il y a un an.
— Ce ne sera pas nécessairement le cas, Maîtresse, observa Sazed. Elle pourrait changer en mieux.
— Je ne crois pas, répondit doucement Vin. Ça commence déjà – Kelsier a laissé sous-entendre que ma formation était presque terminée. Quand je m’entraînerai à l’avenir, il faudra que je le fasse seule.
» Pour ce qui est d’Elend, il ne sait même pas que je suis skaa – et je suis chargée d’essayer de détruire sa famille. Même si la Maison Venture ne tombe pas de ma main, d’autres vont le faire à ma place – je sais que Shan Elariel mijote quelque chose et je n’ai pas réussi à découvrir ses projets.
» Mais ce n’est sans doute que le début. On affronte l’Empire Ultime. On va certainement échouer – pour être franche, je ne vois pas comment ça pourrait se terminer autrement. On va se battre, et accomplir des choses bien, mais on ne va pas changer grand-chose – et ceux d’entre nous qui survivront passeront leur vie à fuir les Inquisiteurs. Tout va changer, Sazed, et je ne peux pas l’empêcher.
L’intendant la gratifia d’un sourire affectueux.
— Dans ce cas, Maîtresse, dit-il doucement, contentez-vous de profiter de ce que vous avez. L’avenir vous étonnera, je crois.
— Peut-être, répondit Vin, guère convaincue.
— Ah, vous avez simplement besoin d’espérer, Maîtresse. Peut-être avez-vous gagné un peu de chance. Avant l’Ascension, il existait un peuple qu’on appelait les Astalsi. Ils affirmaient que chacun naissait avec une quantité définie de malchance. Si bien qu’ils s’estimaient bénis quand il leur arrivait malheur : par la suite, leur vie ne pouvait que s’améliorer.
Vin haussa un sourcil.
— Ça me paraît un peu naïf.
— Je ne trouve pas, répondit Sazed. Les Astalsi étaient plutôt avancés – ils mêlaient très intimement science et religion. Ils estimaient que les différentes couleurs indiquaient différents types de fortune, et se montraient extrêmement détaillés dans leur description de la lumière et de la couleur. En fait, c’est même en grande partie à eux que nous devons notre aperçu de ce à quoi ressemblait le monde avant l’Ascension. Ils disposaient d’une gamme de nuances dont ils se servaient pour décrire le ciel du bleu le plus profond ainsi que différentes plantes aux nuances de vert.
» Néanmoins, je trouve leur philosophie sur la chance et la fortune extrêmement constructive. Pour eux, une vie de malheur n’était que le signe d’une fortune à venir. Ça vous correspondrait peut-être bien, Maîtresse ; vous bénéficieriez de la certitude qu’on ne peut jouir de malchance en permanence.
— Je n’en sais rien, répondit Vin, sceptique. Si la malchance était limitée, est-ce que la chance ne le serait pas aussi ? Chaque fois qu’il m’arriverait quelque chose de bien, j’aurais peur de tout gaspiller.
— Hum, répondit Sazed. J’imagine que tout dépend de votre point de vue, Maîtresse.
— Comment est-ce que vous pouvez être aussi optimiste, demanda Vin, Kelsier et vous ?
— Je n’en sais rien, Maîtresse, répondit Sazed. Peut-être que nos vies ont été plus faciles que la vôtre. Ou que nous sommes simplement plus naïfs.
Vin se tut. Ils marchèrent encore un peu, avançant sans se presser vers le bâtiment.
— Sazed, dit-elle enfin. La nuit où vous m’avez sauvée sous la pluie, vous avez recouru à la ferrochimie, n’est-ce pas ?
Sazed hocha la tête.
— En effet. L’Inquisiteur était très concentré sur vous et je suis parvenu à me faufiler derrière lui, puis à le frapper à l’aide d’une pierre. J’étais devenu beaucoup plus fort qu’un homme ordinaire, et mon coup l’avait projeté contre le mur, en lui brisant plusieurs os, m’a-t-il semblé.
— C’est tout ? demanda Vin.
— Vous paraissez déçue, Maîtresse, nota Sazed en souriant. Vous vous attendiez à quelque chose de plus spectaculaire, j’imagine ?
Vin hocha la tête.
— C’est seulement que… vous parlez si peu de la ferrochimie. Ça lui donne un air plus mystique, j’imagine.
Sazed soupira.
— Il n’y a vraiment pas grand-chose à vous cacher, Maîtresse. Le pouvoir réellement unique de la ferrochimie – la capacité d’emmagasiner et de récupérer les souvenirs –, vous l’aviez sans doute déjà deviné. Les autres pouvoirs ne sont pas très différents, en réalité, de ceux que vous accordent le potin et l’étain. Quelques-uns sont un peu plus étranges – augmenter son poids ou modifier son âge – mais ils permettent peu d’applications guerrières.
— Son âge ? répéta Vin qui s’anima. Vous pourriez vous rendre plus jeune ?
— Pas vraiment, Maîtresse, répondit Sazed. Rappelez-vous qu’un ferrochimiste doit tirer ses pouvoirs de son propre corps. Il pourrait, par exemple, passer quelques semaines avec son corps vieilli au point de paraître dix ans de plus que son âge effectif. Ensuite, il pourrait soustraire cet âge pour se donner l’air dix ans plus jeune pendant un intervalle similaire. Toutefois, en matière de ferrochimie, il doit y avoir un équilibre.
Vin y réfléchit un instant.
— Est-ce que le type de métal employé a une importance ? demanda-t-elle. Comme dans l’allomancie ?
— Absolument, répondit Sazed. Le métal détermine ce que l’on peut emmagasiner.
Vin hocha la tête et continua à marcher, méditant ses propos.
— Sazed, est-ce que je peux avoir un morceau de votre métal ? demanda-t-elle enfin.
— Mon métal, Maîtresse ?
— Quelque chose que vous avez utilisé comme réserve ferrochimique. Je veux essayer de le brûler – peut-être que ça me permettra d’utiliser une partie de son pouvoir.
Sazed fronça les sourcils d’un air curieux.
— Quelqu’un a déjà essayé ?
— Quelqu’un a déjà dû le faire, répondit Sazed. Mais très franchement, je n’arrive pas à trouver d’exemple précis. Peut-être que si j’allais chercher parmi mes cerveaux de cuivre mémoriels…
— Pourquoi ne pas me laisser essayer maintenant ? demanda Vin. Vous avez quelque chose qui soit fait de l’un des métaux basiques ? Où vous n’auriez pas entreposé quelque chose de trop précieux ?
Sazed hésita, puis tendit la main vers l’un de ses lobes d’oreille étirés et défit une boucle qui ressemblait beaucoup à celle que portait Vin. Il lui tendit le minuscule poussoir destiné à maintenir la boucle en place.
— C’est du potin pur, Maîtresse. J’y ai entreposé une quantité limitée de force.
Vin hocha la tête et avala le minuscule bout de métal. Elle inspecta sa réserve allomantique, mais le métal du clou ne paraissait rien accomplir de différent. Avec hésitation, elle brûla du potin.
— Alors ? demanda Sazed.
Vin secoua la tête.
— Non, je ne…
Elle laissa sa phrase en suspens. Il y avait bel et bien quelque chose de différent.
— Que se passe-t-il, Maîtresse ? demanda Sazed avec une impatience inhabituelle dans la voix.
— Je… je sens ce pouvoir, Saze. Il est faible – beaucoup trop pour que je l’atteigne – mais je vous jure qu’il y a une autre réserve dans mon corps, qui n’apparaît que quand je brûle votre métal.
Sazed fronça les sourcils.
— Il est faible, dites-vous ? Comme si… vous voyiez l’ombre de cette réserve sans parvenir à accéder au pouvoir lui-même ?
Vin hocha la tête.
— Comment vous le savez ?
— C’est ce qu’on ressent quand on essaie d’utiliser les métaux d’un autre ferrochimiste, Maîtresse, répondit Sazed en soupirant. J’aurais dû me douter que le résultat aurait été celui-là. Vous ne pouvez pas accéder à ce pouvoir parce qu’il ne vous appartient pas.
— Ah, dit Vin.
— Ne soyez pas trop déçue, Maîtresse. Si les allomanciens pouvaient voler la force de mon peuple, la chose se saurait déjà. Mais c’était une brillante idée. (Il se détourna pour désigner le manoir.) La voiture est déjà arrivée. Nous sommes en retard pour la réunion, je crois.
C’est drôle, se dit Kelsier tandis qu’il se faufilait à travers la cour assombrie devant le Manoir Renoux. Me voilà obligé d’entrer furtivement dans ma propre maison, comme si j’étais en train d’attaquer un bastion de la noblesse.
Il n’y avait toutefois aucun moyen de l’éviter – pas avec sa réputation. Kelsier le voleur était déjà bien assez reconnaissable ; Kelsier l’instigateur de rébellion et chef spirituel des skaa était encore plus tristement célèbre. Ce qui ne l’empêchait pas, bien entendu, de semer son chaos nocturne – il devait simplement se montrer plus prudent. Un nombre croissant de familles quittait la ville et la paranoïa gagnait les maisons les plus puissantes. D’une certaine façon, ça rendait la manipulation plus facile – mais il devenait très dangereux de se faufiler autour de leurs bastions.
En comparaison, le Manoir Renoux était pratiquement sans protection. Il y avait des gardes, bien entendu, mais aucun Brumant. Renoux devait faire profil bas ; la présence de trop d’allomanciens le trahirait. Kelsier demeura parmi les ombres, progressant prudemment vers le côté est du bâtiment. Puis il se propulsa sur une pièce en direction du balcon de Renoux.
Kelsier atterrit avec légèreté, puis jeta un coup d’œil à travers les portes vitrées du balcon. Les tentures étaient tirées, mais il aperçut Dockson, Vin, Sazed, Ham et Brise debout autour du bureau de Renoux. Ce dernier était assis dans le coin du fond sans participer à la séance. Sa part du contrat consistait à jouer le rôle de lord Renoux, mais il ne souhaitait pas s’impliquer plus que nécessaire dans le plan.
Kelsier secoua la tête. Un assassin n’aurait pas grand mal à entrer ici. Je vais devoir m’assurer que Vin continue à dormir à la boutique de Clampin. Il ne s’inquiétait pas pour Renoux ; la nature du kandra était telle qu’il n’avait pas à redouter la lame d’un assassin.
Kelsier frappa légèrement à la porte et Dockson s’avança sans se presser pour aller ouvrir.
— Et le voilà qui fait une entrée fracassante ! annonça Kelsier tandis qu’il pénétrait dans la pièce d’un pas majestueux, rejetant en arrière sa cape de brume.
Dockson ricana et referma les portes.
— Tu offres vraiment un spectacle magnifique, Kell. Surtout les traces de suie sur tes genoux.
— J’ai dû un peu ramper ce soir, répondit Kelsier en agitant une main indifférente. Il y a une rigole d’écoulement inutilisée qui passe juste en dessous du rempart du Bastion Lekal. On croirait qu’ils l’auraient rafistolée.
— Je doute qu’ils aient à s’en faire, répondit Brise près du bureau. Vous autres, les Fils-des-brumes, vous êtes presque tous trop fiers pour ramper. Je suis étonné que tu aies toi-même accepté de le faire.
— Trop fiers pour ramper ? répéta Kelsier. N’importe quoi ! Je dirais plutôt que les Fils-des-brumes sont trop fiers pour ne pas avoir l’humilité de ramper – avec dignité, bien entendu.
Dockson fronça les sourcils en approchant du bureau.
— Kell, ça ne voulait rien dire.
— Nous autres, les Fils-des-brumes, nous n’avons pas besoin que nos paroles veuillent dire quelque chose, répondit Kelsier d’un ton hautain. Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ça vient de ton frère, répondit Dockson en désignant une grande carte déployée sur le bureau. C’est arrivé cet après-midi à l’intérieur d’un pied de table cassé pour lequel le Canton de l’Orthodoxie a engagé Clampin afin qu’il le répare.
— Intéressant, répondit Kelsier en parcourant la carte. C’est une liste des bases d’Apaiseurs, je suppose ?
— En effet, répondit Brise. Une sacrée découverte – je n’avais jamais vu de carte de la ville aussi détaillée et soigneusement dessinée. Elle montre non seulement chacune des trente-quatre bases, mais aussi les endroits où agissent les Inquisiteurs, ainsi que les lieux que surveillent les différents Cantons. Je n’ai pas beaucoup eu l’occasion de m’associer avec votre frère, mais cet homme est manifestement un génie !
— On a presque du mal à croire qu’il soit de la même famille que Kell, hein ? dit Dockson avec le sourire.
Il avait un bloc-notes devant lui et il était en train de dresser la liste de toutes les bases d’Apaiseurs.
Kelsier ricana.
— Marsh est peut-être le génie, mais c’est moi le plus séduisant. Qu’est-ce que c’est que ces nombres ?
— Les descentes des Inquisiteurs, avec les dates, répondit Ham. Tu noteras que la bande de Vin y figure.
Kelsier hocha la tête.
— Mais comment est-ce que Marsh a bien pu réussir à voler une carte comme celle-ci ?
— Ce n’est pas ce qu’il a fait, répondit Dockson tout en écrivant. Il y avait un mot avec la carte. Apparemment, les hauts prélans la lui ont donnée – Marsh leur a fait forte impression et ils voulaient qu’il examine la ville et leur conseille des emplacements pour de nouvelles bases. On dirait que le Ministère s’inquiète un peu au sujet de la guerre entre les maisons et qu’il veut envoyer de nouveaux Apaiseurs pour essayer de maintenir la situation sous contrôle.
— Nous sommes censés renvoyer la carte à l’intérieur du pied de table réparé, dit Sazed. Quand nous en aurons fini ce soir, je m’efforcerai de la copier le plus rapidement possible.
Et de la mémoriser par la même occasion, si bien qu’elle fera partie des archives communes à tous les Gardiens, songea Kelsier. Le jour où vous cesserez de mémoriser pour commencer à enseigner va bientôt commencer, Saze. J’espère que votre peuple est prêt.
Kelsier se détourna pour étudier la carte. Elle était aussi impressionnante que l’affirmait Brise. Effectivement, Marsh avait dû prendre un risque énorme en la leur envoyant. Peut-être même un risque excessif – mais les informations qu’elle contenait…
Nous allons devoir la renvoyer très vite, se dit Kelsier. Demain matin, si possible.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda doucement Vin qui se pencha par-dessus la carte pour en désigner un point.
Elle portait une robe d’aristocrate – une jolie tenue d’une seule pièce à peine moins sophistiquée qu’une robe de bal.
Kelsier sourit. Il se rappelait un temps où Vin paraissait affreusement mal à l’aise en robe, mais elle semblait les apprécier de plus en plus. Elle ne se déplaçait pas encore tout à fait comme une dame de haute naissance. Elle était gracieuse – mais c’était là la grâce agile du prédateur et non pas celle, délibérée, d’une dame de la cour. Malgré tout, les robes paraissaient lui aller à présent – d’une manière qui n’avait strictement rien à voir avec leur coupe.
Ah, Mare, songea Kelsier. Toi qui as toujours voulu une fille à qui tu aurais pu apprendre à évoluer en équilibre entre aristocrate et voleuse. Elles se seraient appréciées ; elles possédaient toutes deux une tendance cachée au non-conformisme. Si sa femme avait été encore en vie, peut-être aurait-elle pu donner à Vin quelques conseils utiles lorsqu’on cherchait à se faire passer pour une noble, que même Sazed ignorait.
Évidemment, si Mare était en vie, je ne serais pas en train de faire tout ça. Je n’oserais pas.
— Regardez ! dit Vin. L’une des dates de descentes des Inquisiteurs est nouvelle – elle est datée d’hier !
Dockson jeta un coup d’œil à Kelsier.
Nous aurions fini par devoir le lui dire, de toute façon…
— C’était la bande de Theron, déclara Kelsier. Un Inquisiteur s’en est pris à eux hier soir.
Vin pâlit.
— Est-ce que je devrais reconnaître ce nom ? demanda Ham.
— La bande de Theron faisait partie de l’équipe qui tentait d’escroquer le Ministère avec Camon, déclara Vin. Ce qui signifie… qu’ils doivent encore être sur ma piste.
L’Inquisiteur l’a reconnue la nuit où nous avons infiltré le palais. Il voulait savoir qui était son père. C’est une chance que ces créatures inhumaines mettent les nobles aussi mal à l’aise – autrement, on devrait s’inquiéter d’envoyer Vin aux bals.
— La bande de Theron, reprit Vin. Est-ce que ça s’est… passé comme la dernière fois ?
Dockson hocha la tête.
— Pas de survivants.
Il y eut un silence gêné, et Vin parut visiblement malade.
Pauvre gamine, songea Kelsier. Mais ils ne pouvaient pas faire grand-chose d’autre que changer de sujet.
— Bon. Comment est-ce qu’on va utiliser cette carte ?
— Elle comporte des notes du Ministère sur les défenses des maisons, répondit Ham. Elles nous seront utiles.
— Mais il ne semble pas exister de schéma dans les frappes des Inquisiteurs, déclara Brise. Ils doivent simplement aller là où les informations les conduisent.
— Nous allons devoir éviter de nous montrer trop actifs près des bases d’Apaiseurs, déclara Dox en baissant son stylo. Heureusement, la boutique de Clampin n’est pas trop près d’une base précise – la plupart se trouvent dans les ghettos.
— Nous devons faire bien plus que nous contenter d’éviter les bases, répondit Kelsier. Nous devons être prêts à les affronter.
Brise fronça les sourcils.
— Si on fait ça, on risque d’abattre nos cartes imprudemment.
— Mais réfléchis aux dégâts que ça causerait, répondit Kelsier. Marsh a dit qu’il y avait au moins trois autres Apaiseurs ainsi qu’un Traqueur dans chacune de ces bases. Ça représente cent trente Brumants du Ministère – ils ont dû recruter dans l’ensemble du Dominât Central pour rassembler des effectifs pareils. Si nous devions tous les affronter d’un coup…
— On n’arriverait jamais à en tuer autant nous-mêmes, répondit Dockson.
— On pourrait en utilisant le reste de notre armée, dit Ham. On les a planqués un peu partout dans les ghettos.
— J’ai une meilleure idée, répondit Kelsier. On peut engager d’autres bandes de voleurs. Si on disposait de dix bandes, chacune chargée de s’occuper de trois bases, on pourrait vider la ville des Apaiseurs et Traqueurs du Ministère en quelques heures à peine.
— Mais il faudrait choisir le bon moment, déclara Dockson. Brise a raison tuer autant d’obligateurs en une soirée, ça revient à marquer une étape, et pas des moindres. Les Inquisiteurs ne mettront pas longtemps à se venger.
Kelsier hocha la tête. Tu as raison, Dox. Le moment sera capital.
— Tu veux bien t’en occuper ? Trouver des bandes qui fassent l’affaire, mais attendre qu’on décide du moment avant de leur donner l’emplacement des bases d’Apaiseurs.
Dockson acquiesça.
— Parfait, dit Kelsier. En parlant de nos soldats, Ham, comment ça se passe avec eux ?
— Mieux que je ne m’y attendais, en fait, répondit Ham. Comme ils ont reçu une formation dans les grottes, ils sont très compétents. Et ils se considèrent comme la partie la plus « loyale » de l’armée, étant donné qu’ils n’ont pas suivi Yeden pour aller se battre contre ta volonté.
Brise ricana.
— C’est une façon bien pratique d’ignorer le fait qu’ils ont perdu trois quarts de leur armée suite à une bourde tactique.
— Ce sont des hommes bien, Brise, répondit fermement Ham. Tout comme ceux qui sont morts. Ne les dénigre pas. Malgré tout, ça m’inquiète qu’on cache l’armée comme ça – il ne faudra pas longtemps avant qu’un membre de nos équipes se fasse découvrir.
— C’est pour ça qu’aucun d’entre nous ne sait où trouver les autres, répondit Kelsier.
— Je voulais préciser quelque chose au sujet de ces hommes, déclara Brise tout en s’installant dans l’un des fauteuils du bureau de Renoux. Je comprends bien l’importance d’envoyer Hammond former les soldats – mais franchement, quelle raison y a-t-il pour nous obliger à aller leur rendre visite, Kelsier et moi ?
— Les hommes doivent savoir qui sont leurs chefs, répondit Kelsier. Si Ham devait tomber malade, il faudrait que quelqu’un d’autre prenne le commandement.
— Pourquoi pas toi ? demanda Brise.
— Encore un peu de patience, répondit Kelsier, souriant. C’est pour une bonne cause.
Brise leva les yeux au ciel.
— De la patience. On dirait qu’on ne nous demande que ça en permanence…
— Bref, dit Kelsier. Vin, quelles nouvelles de la noblesse ? Tu as découvert quoi que ce soit d’utile sur la Maison Venture ?
Elle hésita.
— Non.
— Mais le bal de la semaine prochaine aura lieu chez eux, c’est bien ça ? demanda Dockson.
Vin hocha la tête. Kelsier la mesura du regard. Si elle savait quoi que ce soit, est-ce quelle nous le dirait seulement ? Elle soutint son regard sans qu’il parvienne à y lire quoi que ce soit. Cette satanée gamine est une menteuse bien trop habile.
— D’accord, lui dit-il. Continue à chercher.
— Promis, dit-elle.
Malgré sa fatigue, Kelsier eut du mal à trouver le sommeil ce soir-là. Malheureusement, il ne pouvait pas sortir pour aller errer dans les couloirs – seule une poignée de serviteurs savait qu’il se trouvait au manoir, et il devait faire profil bas, à présent que sa réputation s’installait.
Sa réputation. Il soupira tout en s’appuyant contre la rambarde du balcon, observant les brumes. D’une certaine façon, ses actions l’inquiétaient lui-même. Les autres n’exprimaient pas tout haut leurs doutes quant à sa requête, mais il voyait bien que sa célébrité croissante les dérangeait.
C’est la meilleure façon, je n’ai peut-être pas besoin de faire tout ça… mais si c’est le cas, je serai content de m’être donné tout ce mal.
On frappa doucement à sa porte. Il se retourna, curieux, et vit Sazed passer la tête dans la pièce.
— Veuillez m’excuser, Maître Kelsier, dit Sazed. Mais un garde est venu me voir en affirmant qu’il vous apercevait sur votre balcon. Il s’inquiétait que vous trahissiez votre présence.
Kelsier soupira mais se retira du balcon, ferma les portes et tira les rideaux.
— Je ne suis pas fait pour l’anonymat, Saze. Pour un voleur, je ne suis vraiment pas doué pour me cacher.
Sazed sourit et entreprit de se retirer.
— Sazed ? demanda Kelsier, ce qui fit s’arrêter le Terrisien. Je n’arrive pas à dormir – vous auriez une nouvelle proposition pour moi ?
Sazed afficha un large sourire et entra dans la pièce.
— Bien sûr, Maître Kelsier. Récemment, j’ai songé qu’il fallait que vous entendiez parler des Vérités des Bennet. Ça vous irait très bien, je crois. Les Bennet étaient un peuple extrêmement développé qui vivait dans les îles du sud. C’étaient de courageux marins et d’excellents cartographes ; certaines des cartes qu’utilise encore l’Empire Ultime ont été développées par leurs explorateurs.
» Leur religion était conçue afin d’être pratiquée à bord de navires qui partaient en mer pour des durées d’un mois. Leur capitaine était également leur prêtre, et personne n’était autorisé à commander à moins d’avoir reçu une formation théologique.
— Il ne devait pas y avoir beaucoup de mutineries.
Sazed sourit.
— C’était une bonne religion, Maître Kelsier. Elle se concentrait sur la découverte et le savoir – aux yeux de ces gens, la création de cartes était un devoir sacré. Ils croyaient qu’une fois que le monde entier serait connu, compris et catalogué, les hommes trouveraient enfin la paix et l’harmonie. De nombreuses religions enseignent ce genre d’idéaux, mais peu les ont mis en pratique aussi efficacement que les Bennet.
Kelsier fronça les sourcils et s’adossa au mur près des rideaux du balcon.
— La paix et l’harmonie, dit-il lentement. Je ne cherche ni l’une ni l’autre en ce moment, Saze.
— Ah, répondit Sazed.
Kelsier leva les yeux pour fixer le plafond.
— Est-ce que vous pourriez… me reparler des Valla ?
— Bien sûr, répondit Sazed en tirant une chaise du bureau de Kelsier pour s’y asseoir. Que souhaiteriez-vous savoir, précisément ?
Kelsier secoua la tête.
— Je ne sais pas trop, dit-il. Désolé, Saze. Je suis d’humeur étrange ce soir.
— Vous êtes toujours d’humeur étrange, je crois, répondit Sazed avec un petit sourire. Mais vous choisissez une secte intéressante sur laquelle m’interroger. Les Valla ont duré plus longtemps que toute autre religion sous l’empire du Seigneur Maître.
— D’où ma question, répondit Kelsier. J’ai… besoin de comprendre ce qui leur a permis de tenir si longtemps. Qu’est-ce qui les poussait à continuer à se battre ?
— C’étaient les plus déterminés, je crois.
— Mais ils n’avaient pas de chefs, répondit Kelsier. Le Seigneur Maître avait fait massacrer tout le conseil religieux vallanais dans le cadre de sa première conquête.
— Oh si, ils avaient des chefs, Maître Kelsier, répondit Sazed. Morts, certes, mais des chefs néanmoins.
— Certains diraient que leur dévotion était absurde, répondit Kelsier. La perte des chefs vallanais aurait dû briser ce peuple, pas renforcer sa détermination.
Sazed secoua la tête.
— Les hommes sont plus résistants que ça, je crois. Notre foi est souvent au plus fort lorsqu’elle devrait être au plus faible. C’est la nature même de l’espoir.
Kelsier hocha la tête.
— Souhaitiez-vous d’autres renseignements sur les Valla ?
— Non. Merci, Saze. J’avais simplement besoin qu’on me rappelle qu’il y a des peuples qui se battent même quand tout espoir semble perdu.
Sazed hocha la tête et se leva.
— Je crois que je comprends, Maître Kelsier. Bonne soirée, dans ce cas.
Kelsier répondit d’un signe de tête distrait, laissant le Terrisien se retirer.